DUELS - INTRODUCTION
Entre le connu et le mystérieux, la genèse d’une œuvre tient à la place privilégiée qu’occupe la puissance de l’amitié. L’intérêt partagé à célébrer en devient le symbole qui se fait récit. Dans notre cas c’est la fantaisie de l’existence d’une amitié entre Elisabeth-Bénédictine, la demi-sœur du chevalier de Saint-George et la mère supérieure du couvent ou elle se retire avant sa mort. Le testament imaginaire de cette amitié prend la place centrale dans la genèse de l’œuvre avec l’obsession de cette demi-sœur « légitime » à vouloir redonner vie à ses chevaliers. Pour en développer le sens sur le mode narratif, je lui donne alors la forme de cette fantaisie en cinq actes et aux multiples personnages, de la souffrance initiale à la fatalité du dénouement puis à la coda finale pleine d’espoir.
Ensuite se crée la narration symétrique, de l’autre côté du miroir, à l’ombre de l’âme gémellaire, se crée la musique de l’œuvre. Au duel des deux narrations qui régissent l’action créatrice, de l’unicité de ce désir initial de célébration du symbole à la dualité de l’œuvre accomplie, ces deux faces d’une pièce pipée doivent se tourner inéluctablement vers les participants et le public pour offrir la même jubilation, et c’est cela qui est le fondement du genre « EVIDENCE » la fantaisie transculturelle participative, en raison de l’unicité et de la gémellarité qui se font écho dans l’expression formelle du désir créateur profond.
TESTAMENT
Ma mère,
Avant de vous quitter à mon tour et d’aller rejoindre Joseph, je ne peux résister au plaisir de vous conter ici les péripéties qui ont fait de la vie de mon frère à la peau d’ébène, l’aristocrate et le chevalier dont la grande histoire tente d’effacer la trace, prenez soin de ses quelques œuvres sauvées de l’autodafé ordonné par Napoléon lui-même… et de son violon qui est, de lui, tout ce qui me reste aujourd’hui.
J’ai choisi la forme d’une fantaisie théâtrale en cinq actes pour partager avec vous, et avec tous ceux qui me feront l’honneur de me lire et de me porter sur les planches, tous ces souvenirs. Comment mieux donner vie à l’épopée de mes amis, ces chevaliers des lumières qui ont traversé leur siècle avec audace, talent, esprit, courage, idéaux ?
Gloire et déchéance de Joseph et ses amis dans leurs aventures trépidantes liées aux Antilles par une tranche de vie dans les îles ou par leur indéfectible amitié pour mon frère bien-aimé, Joseph.
Elisabeth-Bénédictine ta sœur au visage de lune.
Peu la connaissent.
Quand le voile de l’oubli tente de se soulever sur la vie du chevalier de Saint-George, qui dans le grand public connaît Elisabeth-Bénédictine de Bologne (1740-1826), demi-sœur du chevalier de Saint-George ?
Au-delà du débat des historiens.
Elisabeth-Bénédictine est-elle l’aînée ou la cadette du chevalier ? La difficulté encore aujourd’hui d’affirmer que son demi-frère soit né en 1739 ou en 1745 reste l’apanage des historiens et spécialistes de l’histoire des Antilles, alors mon récit dédié à la découverte des personnages du siècle des lumières liés à l’histoire des Antilles françaises et à la mise en perspective des liens qui les unissent les uns aux autres, au plaisir de l’écrin que lui offre la « grande histoire », choisit une vision globale et ne prends pas position sur la micro chronologie et les hiérarchies familiales. Eveiller la curiosité de chacun est l’humble objectif de cette fantaisie.
Peu ont eu son engagement.
Parmi les hommes et femmes véritables précurseurs de l’abolition de l’esclavage, Elisabeth-Bénédictine de Bologne est extrêmement fière de son demi-frère et le soutien n’est pas que moral mais sait aussi se matérialiser en une aide financière régulière. Elle voit souvent le chevalier de Saint-George et se fait un plaisir de ne manquer aucun de ses concerts.
Si les hommes du siècle des lumières vivent très librement, notre histoire nous révèle la liberté des femmes dans le Paris du XVIIIème siècle. Elisabeth-Bénédictine de Bologne y loue un appartement, où elle ne se gêne pas pour recevoir. Même si elle finit par se marier avec le Baron de Clairfontaine, esclavagiste de Guadeloupe, elle restera vivre librement à Paris.
La liberté ne se borne pas à un ostensible libertinage, c’est aussi la liberté politique qui la portera toujours même après la mort de son demi-frère. Alors Baronne de Clairfontaine et en opposition avec les gens de son milieu et ses propres intérêts car elle sera déshéritée pour cela, elle risque sa vie en 1802 et accorde son soutien à toute la famille Toussaint Louverture qui trouve refuge chez elle à Agen. Elle n’a jamais eu d’enfants de son union avec le Baron et meurt en 1826 dans un couvent. Dans son dernier combat de femme contre le racisme, elle aide Placide, un des enfants de Toussaint Louverture, amoureux d’une jeune fille des environs, à épouser sa bien-aimée. Le mariage mixte étant pour l’époque de l’ordre de l’inconcevable.
Par cette vie singulière, de dévotion à son demi-frère, même des années après sa mort, Elisabeth-Bénédictine de Bologne s’obstine à affirmer sa lutte contre l’incompréhensible tragédie de la réalité du racisme et de la discrimination, sans crainte de perturber l’ordre napoléonien ni la morale bourgeoise qui se sont emparés des cendres de la révolution.
Combien ont eu leur courage ?
Femme écrivain, poète du XXIème siècle, je tente humblement ici de porter la parole de cette sœur oubliée, comme de toutes les femmes, mères, amantes, divas, reines, maitresses et courtisanes de ce siècle des lumières. Loin des précieuses ridicules à l’insoutenable légèreté, beaucoup d’entre elles étaient des femmes libérées, courageuses, engagées en politique et fermement antiracistes.
Il a fallu du courage à Ludivine Servane Tranchant, demoiselle de Prébois, épouse de Jacques Mahé, sieur de la Bourdonnais, pour annoncer à son fils de dix ans qu’il part moussaillon car la mort de son père ne permet pas de lui offrir l’éducation qui lui était promise, et quelle destinée fulgurante lui offrira son talent et sa capacité d’apprendre et de prendre le meilleur de tous lors de ses années de jeunesse à bord des bateaux.
Qu’elle soit née aux Antilles ou qu’elle ait été raflée sur la côte du Sénégal, quel courage a démontré Anne, comme toutes ces générations d’esclaves pour surmonter la violence des expéditions de prédation sur le continent africain, la peur dans les cales des bateaux pendant cette longue traversée de l’océan, l’humiliation de la vente à l’arrivée dans les Antilles puis l’atrocité des sévices auxquels la plupart des maîtres se livrent sur leurs esclaves pour les empêcher de fuir. L’histoire se souviendra de la dite : « Nanon », jeune esclave, qui deviendra la maitresse de George Bologne et la mère de Joseph, futur chevalier de Saint-George.
En plus du courage, c’est une exemplaire tolérance et une notoire absence de racisme dont fait preuve Elisabeth Merican, épouse « officielle » de Maître George Bologne, pour écrire la demande d’embarquement de Nanon, maitresse de son époux, de son fils Joseph, et d’un autre esclave, François, pour les sauver de la vente qui suivra la liquidation des biens meubles des époux Bologne, après ce duel dont l’issue fatale les poussent à fuir les Antilles pour se cacher à Angoulême en attendant la clémence royale.
Le courage d’oser être l’autre et sans nul doute une espiègle fascination pour le travestissement sont à l’origine des aventures épiques du jeune Charles d'Éon de Beaumont, dit le « Chevalier d’Éon », diplomate, officier et homme de lettres français, célèbre pour avoir mené une carrière d’espion dans les déguisements les plus improbables. Homme ou Femme ? Charles ou plutôt Geneviève d'Éon de Beaumont, qui se fera appeler Lia de Beaumont dans sa carrière au service du « Secret du Roi » … cette grande question du genre qui défraiera la chronique de toute l’Europe du siècle des lumières pour finir dans l’apothéose du « Duel historique » organisé par le futur roi d’Angleterre lui-même au Carlton House de Londres qui opposera la chevalière d’Éon « qui consent à soutenir, sous ses habits de femme, contre le fameux Saint-George, un assaut » dont les gravures de l’époque ont gardé le souvenir.
Pour l’icône de la légèreté, épouse de Louis XVI, il est bien question de courage, quand Marie-Antoinette, admirative du talent de Saint-George décide d’en faire son maître de musique. Elle reconnait aussi son talent de meneur d’hommes, qui l’a fait transformer l’orchestre des Amateurs en le plus grand orchestre symphonique d’Europe de l’époque aux dires même de Haydn qui lui confie la création de ses « symphonies parisiennes ». Cette jeune reine de France pousse avec courage son protégé pour le promouvoir directeur de l’Opéra de Paris, le plus prestigieux opéra du monde… Elle brave alors le racisme omniprésent et lui restera fidèle même après le recul du roi Louis XVI sous la pression de la cour et des artistes sur le retour qui craignaient d’être évincés, selon le légendaire niveau d’exigence artistique de ce futur directeur. Elle intercèdera aussi auprès de son époux en faveur du retour en cour de la chevalière d'Éon et l’aidera financièrement de manière conséquente.
Comment tisser les liens ?
Alors pour honorer la mémoire de toutes ces femmes ainsi que la mémoire des hommes
qu’elles ont aimés, je ne fais que choisir un genre en écrivant une fantaisie historique à l’attention des jeunes élèves des conservatoires de musique et de théâtre.
Dans cette démarche d’écriture, l’histoire m’a offert tant de personnalités phares, et porte réponse à mon objectif de susciter la curiosité, de braquer soudain
le projecteur sur quelques épisodes en donnant vie à pas moins de trois rois Louis XIV, Louis XV, Louis XVI, une révolution et en plus de mes héroïnes,
bien sûr Joseph de Bologne, dit « le chevalier de Saint-George », célèbre par sa supériorité dans les armes, la danse, l’équitation et la musique, mais aussi
des « personnages experts en intrigues » comme Bertrand François Mahé, fils des époux la Bourdonnais, moussaillon devenu « Chevalier de l’ordre royal et
militaire de Saint-Louis », comte de la Bourdonnais ; Maître George Bologne, colon aristocrate de l’île de Guadeloupe, père de Joseph qui deviendra
le chevalier de Saint-George ; Pierre-Julien Le Vanier de Saint-Robert, colon aristocrate de l’île de Guadeloupe, irréductible bretteur, qui provoquera
le duel qui lui fût fatal ; Nicolas Texier de la Boëssière, homme de lettres et l’un des plus fameux maîtres d’armes du royaume qui deviendra
le père spirituel de Joseph ; Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, écrivain français, dramaturge, musicien, professeur de harpe, homme d'affaires,
éditeur de Voltaire, expert en marchandages de toutes sortes et intégré au Secret du Roi.
Les artistes ne seront pas en reste, on y croise Jean-Marie Leclair, violoniste et compositeur baroque ; François-Joseph Gossec, compositeur de cette
période charnière du baroque et du classique ; Mozart, célèbre génie autrichien de la musique classique ; Haydn, compositeur vivement apprécié de Marie-Antoinette ;
Georges Auguste de Hanovre, prince de Galles, futur roi d’Angleterre est lui-même partie prenante de ces tableaux dont l’histoire entremêle les vies à la perfection.
Comment offrir une renaissance ?
L’histoire que sous-tend toutes ces histoires qui s’entrecroisent dans l’unité de temps du siècle des lumières a comme trait d’union géographique les Antilles, terre d’exil pour les gentilshommes victimes de l’arbitraire royal ou terre promise et terre d’exode pour les colons et aristocrates sans scrupules en quête de fortune, ou finalement terre de transit pour le trafic d’armes en soutien des insurgés américains.
Certes les origines de nos chevaliers ne se ressemblent pas, mais c’est la même histoire qui se répète inlassablement, celle du talent, de l’élégance et du courage qui charpentent leurs vies. Après les fastes de la grandeur, plus dure sera la chute, c’est l’indifférence qui sera l’amère compagne de leur agonie avec pour certains la double peine de se voir effacés de la grande histoire.
Avoir la chance d’être ramenés à la vie par des élèves me semble une opportunité qui n’aurait déplu à aucun d’entre eux. Alors le langage en est intentionnellement accessible, les scènes courtes, les personnages nombreux pour offrir à chaque artiste, qu’il soit débutant, d’un des niveaux intermédiaires ou déjà professionnel, une possibilité de s’intégrer dans le projet collectif, sans oublier les duellistes des écoles d’épée artistique avec les cinq duels qui peuvent émailler la pièce de leur dramatique intensité ou de leur brio.
Quelle éthique musicale ?
La distribution musicale suit les mêmes contraintes et offre pour les niveaux de débutant à supérieur, professionnels et virtuoses, des partitions adaptées aux potentiels et aux disponibilités de travail de chacun. Le spectacle musical peut se donner à deux narrateurs, comme une lecture à deux voix, effectuée par Elisabeth-Bénédictine et la mère supérieure du couvent ou elle passe les dernières années de sa vie. Le langage musical choisi s’étend sur la large palette d’une musique classique qui ne boude pas son siècle à la world musique ouverte sur les orchestres folkloriques métropolitains et antillais tout comme les orchestres jazz-rock, avec comme un ostinato le « jouer ensemble » dans de nombreuses sessions de « funky-jam » ouvertes à l’improvisation pour des musiciens qui ont l’habitude et l’extraordinaire qualité de jouer la musique d’oreille.
Sur la scène un ensemble de harpes divisées en deux groupes, côté Jardin et côté Cour accordées dans différentes tonalités, offrent à la harpe de concert et à la harpe celtique le chromatisme qui leur manquent souvent pour s’intégrer à des sessions de jazz. La harpe a été l’instrument de musique de mon enfance, il était naturel de lui faire la part belle dans cette fantaisie, alors pas moins de vingt-cinq harpes se déploieront sur la scène de la première mondiale de l’œuvre. Saint-George en violon solo concerte avec un violon solo côté Jardin et un violon solo côté cour. Cet ensemble concertant de violons virtuoses nous offre une dramaturgie spatialisée en écho aux chants de la maîtrise et de la chorale. Un ensemble instrumental classique tisse la trame et offre architecture et cohérence à l’ensemble au service de l’intrigue qui se déroule autour de son héros.
Combien sont victimes de l’histoire ?
Parmi ceux dont le nom est gardé par la mémoire collective, pourquoi Toussaint Louverture a-t-il supplanté le chevalier de Saint-George ? Pourquoi la grande histoire, l’histoire artistique ou sportive ne l’a pas aimé. L’actualité de l’époque lui a pourtant reconnu du talent, « inimitable » en tant de points dans une casi unanimité. L’histoire du sport moderne et de l’homme « athlète » complet commence avec le chevalier de Saint-George et la critique musicale de l’époque ne se contente pas d’aduler sa virtuosité de violoniste mais force est de reconnaitre que l’histoire de l’orchestre symphonique moderne nait de son talent d’administrateur et de son habilité à la promotion des musiques qu’il défend. Frappé d’un impératif culturel, tout ce talent se réduit en une étiquette de « Mozart noir », la pire quand on sait la haine et la jalousie que Mozart a toujours éprouvées à son égard.
L’incarnation de l’exemplarité.
Il est sans doute doué dans trop de domaines pour être reconnu dans un seul !
Le chevalier de Saint-George a beaucoup diverti, mais loin d’être bloqué toute sa vie dans cet aristocratique privilège, il évolue vers un patriotisme pragmatique qui le pousse à reprendre le combat pour défendre la jeune république en danger, n’oublions pas que c’est des séquelles de cette blessure au front, à la tête de sa légion de mille hommes de couleur, qu’il mourra quelques années plus tard. Dans les pièces du puzzle à rassembler au sein de ce spectacle, la dimension de son engagement dans la franc-maçonnerie se maille avec son militantisme actif pour l’abolition de l’esclavage.
Si les racines de cet éclectisme se nourrissent de la peur inavouable du regard de l’autre solidaire du désir d’être regardé, il en découle certainement l’élégance aristocratique de notre héros comme de ses amis, qu’ils affirment dans une grâce loin de toute provocation, l’exigence qu’ils s’imposent à eux-mêmes n’étant autre que celle qu’ils peuvent dès lors demander à tous, musiciens, compagnons d’armes, amis de toujours…
Un évènement transculturel et transdisciplinaire à la portée de tous les publics.
L’objectif reste d’offrir la trame solide et organisée à un spectacle d’une durée maximum d’une heure trente dans lequel chacun trouve sa place, artistes, comédiens, musiciens, élèves et professionnels. Offrir une visibilité aux talents de chaque participant.
Le choix d’un genre entre « Pierre et le loup » de Prokofiev et « L’histoire du soldat » de Stravinsky, permet de toucher un public éclectique. Si la musique est contemporaine par ses harmonies, les mélodies et la volubilité des rythmes offre une accessibilité totale aux néophytes. Les connaisseurs apprécieront la finesse et l’élégance de la construction dramatique et son développement en un contrepoint finement maillé de toutes les strates instrumentales. Le pouvoir du jeu et l’incarnation des personnages ont la magie de gommer l’aspect rébarbatif de la chronologie et d’inscrire dans l’imaginaire des participants comme du public les anecdotes qui les animent. Une pédagogie « de facto » qui donne à l’évènement sa dimension à instaurer le « jouer ensemble » comme un « jouer utile ».
Cette transdisciplinarité dépaysée par la transculturalité rend possible l’impossible grand écart entre les genres et les participants, la souplesse des effectifs requis, de deux à vingt-cinq harpes ou plus, limités seulement par la place disponible sur la scène du spectacle, trois violonistes solistes qui offrent le brio de leur virtuosité en hommage à la carrière de prodige du violon du chevalier de Saint-George, les chanteurs et tous les participants des orchestres classique, jazz, folkloriques locaux et antillais vont offrir un écrin à la narration. Dans une version intimiste ou spectaculaire de l’évènement, le texte et la musique seront toujours au service de l’histoire alors, laissons-nous inspirer par le brio de nos héros et dépayser par leurs aventures !
Duels et dualité au cœur d’une inéluctable actualité.
Après la découverte des destinées entremêlées de tous les protagonistes qui prennent place dans le spectacle en un éblouissant tourbillon, l’inéluctable question se pose, le chevalier de Saint-George est-il comme son ami de toujours, le chevalier d'Éon et comme tous nos héros, seulement victime d’être né deux siècles trop tôt ? Que ferions-nous maintenant de leurs talents ?